Condamnation de la France par la CEDH pour des abus sexuels et des atteintes à la liberté religieuse d’une mineure placée dans une famille d’accueil

Condamnation de la France par la CEDH pour des abus sexuels et des atteintes à la liberté religieuse d’une mineure placée dans une famille d’accueil
Publié le 16/01/23

Une jeune fille, née le 8 mai 1971, a été confiée, le 22 novembre 1976, à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) par le Juge des Enfants de MONTAUBAN. 

Le 1er janvier 1981, la jeune fille, de confession musulmane, a été placée dans une famille d’accueil dont les parents étaient tous deux membres des Témoins de Jéhovah. 

Durant son placement, la mineure a été victime d’abus sexuels commis par le père de famille pendant plusieurs années. 

En 1985, à l’âge de 14 ans, la jeune fille a dénoncé ces faits à des membres de la congrégation des Témoins de Jéhovah.

Le 9 septembre 1988, la mineure, alors âgée de 17 ans, a été victime d’un grave accident de la voie publique, qu’elle qualifia ultérieurement de tentative de suicide, invoquant un contexte de « culpabilité construite autour des agressions dont elle avait été victime » et d’une « emprise sectaire ». 

Polytraumatisée, elle a été hospitalisée et a subi plusieurs interventions chirurgicales.

Au cours de son hospitalisation alors que les médecins préconisaient une intervention chirurgicale, sa famille d’accueil a émis le souhait « qu’aucune transfusion ou produit sanguin ne [lui] soit administré lors de l’intervention ou en postopératoire ». 

La jeune fille a ainsi été signalée, au personnel médical, comme membre des Témoins de Jéhovah. 

Selon elle, ce fait fut nécessairement porté à la connaissance du Service de l’ASE, compte tenu de l’autorisation sollicitée auprès du Procureur de la République afin de passer outre le refus de transfusion sanguine. 

La prise en charge de la mineure, par cette famille d’accueil, a été maintenue jusqu’à sa majorité par Jugement du Juge des Enfants.

Le 19 mars 1999, la jeune femme a déposé plainte auprès du Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de CRETEIL pour des faits qu’elle qualifiait de « violences sexuelles » et « d’atteintes à la pudeur ». 

Le Procureur a alors ouvert une enquête préliminaire et transmis le dossier au Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de MONTAUBAN. 

Au cours de son audition par les enquêteurs le 29 novembre 1999, le père de famille a reconnu une partie des faits et indiqué avoir voulu « jouer » avec la victime en la prenant dans ses bras, comme elle s’était débattue, lui avoir tenu la tête alors qu’elle était au sol, avoir ensuite sorti son sexe de son pantalon puis effleuré les lèvres de la jeune fille avec son sexe. 

Il a, en revanche, contesté avoir été plus loin dans ses gestes. 

Le 10 février 2000, le Procureur de la République de MONTAUBAN a toutefois classé l’affaire sans suite, au motif que les faits étaient prescrits. 

Le 14 mai 2001, la victime a déposé une plainte avec constitution de partie civile, des chefs de viol et d’agressions sexuelles, devant le Doyen des Juges d’Instruction du Tribunal de Grande Instance de MONTAUBAN.

Placé en garde à vue, le père de famille a, de nouveau, reconnu une partie des faits dénoncés. 

Il a alors été mis en examen le 17 janvier 2003 du chef de viol sur mineure par personne ayant autorité et le 3 avril 2003 du chef d’agressions sexuelles par personne ayant autorité, pour des faits commis entre juillet 1986 et septembre 1988.

Par une ordonnance de non-lieu du 26 septembre 2003, le Juge d’Instruction a constaté l’extinction de l’action publique en raison de la prescription. 

Le 13 avril 2004, la victime a saisi le Préfet du TARN-ET-GARONNE d’une demande préalable d’indemnisation des préjudices subis du fait des mauvais traitements dont elle a été victime lors de son placement en famille d’accueil, à savoir les abus sexuels commis par le père de famille et le non-respect de sa religion d’origine. 

Le 18 juin 2004, elle a saisi le Tribunal Administratif de TOULOUSE d’un recours visant à annuler la décision implicite de refus du Préfèt et à condamner l’Etat à lui verser une indemnité de 200.000 euros. 

Par jugement en date du 28 décembre 2006, le Tribunal Administratif a fait droit à sa demande d’annulation et a condamné l’Etat à lui verser la somme de 22.000 euros en réparation des préjudices qu’elle avait subis, résultant des abus sexuels et du non-respect de la clause de neutralité vis-à-vis des opinions religieuses de sa famille d’origine et rendus possibles par la carence du service de l’Etat chargé de l’ASE. 

Par arrêt en date du 30 décembre 2008, la Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX a néanmoins annulé le jugement rendu en première instance.

Pour ce faire, la Cour a considéré que si le service de l’ASE était placé, à l’époque des faits, sous l’autorité du Préfet, celui-ci agissait au nom et pour le compte du Département et non en sa qualité d’agent de l’Etat et, qu’en conséquence, la faute qu’il aurait éventuellement commise, ne pouvait engager la responsabilité de l’Etat.

Par une décision du 11 juillet 2011, le Conseil d’Etat a rejeté le pourvoi en cassation de la victime dirigé contre cet arrêt, au motif que la Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX n’avait commis aucune erreur de droit.

Entre-temps, le 2 mars 2007, la victime a réitéré devant le Président du Conseil Général du TARN-ET-GARONNE une demande préalable d’indemnisation de ses préjudices.

Le 24 juillet 2007, elle a saisi le Tribunal Administratif de TOULOUSE d’un recours tendant à la condamnation du Département du TARN-ET-GARONNE à lui verser une indemnité de 150.000 euros. 

Par jugement en date du 4 juin 2010, le Tribunal a toutefois rejeté son recours, estimant que l’action en responsabilité à l’encontre du Département était prescrite en application des règles sur la déchéance quadriennale des créances contre l’Etat, les Départements et les Communes. 

Pour ce faire, le Tribunal a fixé le point de départ de la prescription à l’été 1994 ; âgée de 23 ans, elle s’était confiée, à cette époque, à des membres des Témoins de Jéhovah, elle avait cessé toute relation avec sa famille d’accueil, elle s’était libérée de l’emprise de son environnement sectaire et elle était donc en mesure d’apprécier les conséquences dommageables de la faute invoquée à l’encontre du Département. 

Par arrêt en date du 3 mai 2011, la Cour Administrative d’Appel de BORDEAUX a rejeté l’appel de la requérante confirmant la solution retenue par le jugement. 

Par une décision du 9 mars 2012, le Conseil d’Etat a refusé d’admettre le pourvoi en cassation de la victime dirigé contre cet arrêt, au motif qu’aucun de ses moyens n’était de nature à en permettre l’admission. 

C’est dans ce contexte que la victime a saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme en invoquant trois violations aux dispositions de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, à savoir : 

  • Une violation de l’article 13 relatif au droit à un recours effectif dès lors qu’elle s’est retrouvée dans l’impossibilité de faire valoir ses prétentions dans le cadre de son action en responsabilité diligentée devant les juridictions administratives. Elle soutient que ces juridictions ont fait une application trop restrictive, voire erronée, des règles relatives à la prescription quadriennale prévue par la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968 ; 
  • Une violation de l’article 3 relatif à l’interdiction de la torture dès lors que le service de l’ASE ne l’a pas protégée des abus sexuels subis au sein de la famille d’accueil auprès de laquelle elle était placée lorsqu’elle était mineure ; 
  • Une violation de l’article 9 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion dès lors que les autorités n’ont pas pris les mesures nécessaires pour faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée à respecter les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine. 

Or, par décision en date du 3 novembre 2022 (Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cinquième Section, 3 novembre 2022, Requête n°59227/12, Affaire LOSTE c. France), la Cour Européenne des Droits de l’Homme a accueilli le recours formé par la victime et condamné la France.  

S’agissant du droit à un recours effectif, la Juridiction Européenne estime que l’application faite par les juridictions administratives françaises des règles sur la déchéance quadriennale, comme l’y invitait l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968, sur la date à partir de laquelle la requérante disposait d’éléments suffisants démontrant la carence alléguée des autorités nationales et lui permettant alors seulement d’engager effectivement la responsabilités des autorités nationales, a eu pour effet de rendre ineffectif le recours en indemnisation intenté par la victime.

Selon elle, les juridictions ont fait montre d’un formalisme excessif dont les effets se révèlent incompatibles avec l’exigence du droit à un recours effectif. 

S’agissant de l’interdiction de la torture, la Cour Européenne des Droits de l’Homme estime que l’absence de suivi régulier de la part des services de l’ASE, combinée avec un manque de communication et de coopération entre les autorités compétentes concernées, doit être considérée comme ayant eu une influence significative sur le cours des évènements. 

Dans les circonstances particulières de l’espèce, les autorités françaises ont failli à leur obligation de protection de la victime contre les mauvais traitements dont elle a été victime de la part du père de famille au cours de son placement. 

Enfin, s’agissant de la liberté de pensée, de conscience et de religion, la Cour Européenne des Droits de l’Homme considère que les autorités nationales n’ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires, qui leur incombaient compte tenu des conditions du placement, en vertu de leurs obligations positives spécifiques au cas d’espèce, afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée d’honorer les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine. 

En raison de ces trois manquements à la Convention Européenne des Droits de l’Homme, l’Etat française est donc condamné à payer à la victime la somme de 55.000 euros en réparation de son dommage moral. 

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